Fortune de Mer
Ali était capitaine du «Ker Abou d’Jan» depuis de nombreuses année. Sur
ce vieux rafiot, il avait caboté sur toutes les côtes de l’Atlantique,
de la Méditerranée et même de l’Océan Indien.
Né dans une tribu des homme bleu de Mauritanie, l’homme était pourtant
destiné à voguer sur d’autres vaisseau, et ce n’était qu’à l’age de 13
ans qu’il découvrit la mer pour la première fois à Nouakchott.
Ce fut le coup de foudre et il ne quitta jamais plus ce nouveau désert de sel et d’eau.
Pécheur en pirogue, mousse sur un chalutier, matelot dans la marine
marchande… il grimpa tous les échelons jusqu'à devenir à 35 ans
capitaine du «Ker Abou d’Jan» vieux caboteur battant pavillon
sénégalais.
Le bateau était très vieux, mis à la mer dans les années 30, il
accumulait avarie sur avarie et il y régnait en permanence une odeur
douceâtre d’iode, de rouille et de moisissure… mais Ali l’aimait ce
vieux compagnon déglingué.
Pour cette dernière campagne, le «Ker Abou d’Jan» devait livrer un
chargement d’huile d’Argan à st Malo pour une société de cosmétique
Bretonne.
Ali et son rafiot rouillé n’étaient jamais remontés autant au nord, et
pour ce faire en plus de son petit équipage mauritano-sénégalais
l’armateur avait engagé un bosco Brestois qui devait leurs assurer le
passage de la mer d’Iroise sans problème.
Et en effet tout se déroula bien jusqu'à cette avarie de barre qui
survint en plein coup de vent juste après avoir doublé Ouessant.
Les forts vents d’ouest jetèrent le navire tous droit sur les cottes
Léonardes et c’est ici, sur les roches du pays Pagan en la commune de
Kerlouan que vint s’abîmer le «Ker Abou d’Jan».
Le caboteur ne reprendrait plus la mer, une grande voie d’eau
balafrait son flan tribord, par chance aucun matelot ne fut victime de
cette fortune de mer, tous avaient été sauvés par les sauveteurs et furent
rapidement rapatriés vers leur port d’attache.
Seul Ali resta à bord, il ne voulait pas quitter son vieux compagnon et
tous les marins du monde savent bien qu’on ne laisse pas un navire sans
marin à bord sur les cotes du pays Pagan car les gens d’ici obéissent
encore aux anciennes lois de la mer.
10 ans Ali resta sur son rafiot accroché au granit Pagan.
Pour manger il descendait de temps en temps à terre pour effectuer de
menu travaux chez les paysans les goémoniers, et pour les communes
avoisinantes.
Le reste du temps, il restait sur le «Ker Abou d’Jan» a rafistoler
de-ci de-là, a peindre sur la rouille pour camoufler les souffrances de
son ami et à écouter le chant des navires sur sa vielle radio de bord.
En dehors de ses travaux à terre, il n’entretenait aucune relation avec
les gens d’ici, ceux-ci avaient bien trop peur de cet homme noir assez
insensé pour ne pas vouloir quitter son épave, certains disaient même
qu’il était parent avec l’Ankou.
On dit pourtant que certaine nuit une jeune fille nommée Jenovefa le retrouvait sur son navire endormi…
On dit aussi que c’était en tout bien tout honneur , comme ça juste pour parler d’ici et de là-bas…
On dit qu’il aurait même appris le Breton d’ici et que ça faisait rire
Jenovefa de l’entendre parler avec son accent étrange…
On dit encore qu’ils se disaient qu’un jour Ali trouverait assez
d’argent pour réparer son bateau et qu’il emmènerait Jenovefa voir les
sables de son enfance …
On dit … mais on dit tant de chose.
Toujours est il qu’une nuit de décembre une tempête plus grosse que les autres libéra le «Ker Abou d’Jan» de sa prison de cailloux et qu’au matin l’homme et le bateau avaient disparu … jamais on ne les revit.
Aujourd’hui si vous venez par les grèves de Kerlouan, vous rencontrerez
peut-être une vielle femme tout de noir vêtu et portant un étrange
foulard bleu autour de la tette.
Vous la trouverez sûrement à regarder la mer magnifique répétant sans
cesse la même phrase dans une langue étrange.
Ne la questionnez pas, cela fait longtemps quelle n’est plus d’ici et
ce n’est pas elle qui vous dira que ses mots sont un proverbe Maure qui
veut dire: "La beauté du monde est faite de sa misère".
©Textes et dessins Yann Le Rousic